Dans un contexte de dépenses de santé en croissance continue (+3,7 % en 2023 selon la DREES), les acteurs de l’assurance santé et prévoyance explorent de nouveaux leviers pour préserver l’équilibre technique de leurs portefeuilles.
Longtemps cantonnée à des campagnes d’information ou à des bilans annuels peu ciblés, la prévention connaît aujourd’hui un profond renouveau, portée par les technologies numériques, les objets connectés et les promesses de l’intelligence artificielle.
Derrière cette mutation se profile une opportunité stratégique majeure : et si la prévention personnalisée devenait une composante structurante du modèle assurantiel ? Réduction de la sinistralité, engagement accru des assurés, pilotage affiné des risques…
Le potentiel est là. Mais entre les ambitions affichées et leur traduction opérationnelle dans les modèles techniques, le chemin reste semé d’incertitudes.
Prévention personnalisée : de quoi parle-t-on ?
La « prévention personnalisée » désigne l’ensemble des actions de prévention adaptées au profil individuel de l’assuré — état de santé, habitudes de vie, contexte professionnel ou familial, voire données génétiques ou comportementales.
Elle repose sur plusieurs dispositifs complémentaires :
- Programmes digitaux de coaching santé ou de soutien psychologique,
- Objets connectés (montres, balances, trackers d’activité…),
- Bilans de santé dynamiques, réalisés à distance ou en entreprise,
- Outils prédictifs alimentés par des données de consommation de soins, de remboursement, voire des données issues du DMP (dossier médical partagé) ou de questionnaires déclaratifs.
L’objectif : identifier les signaux faibles avant l’apparition d’un sinistre, agir précocement et ainsi réduire la fréquence ou la gravité des événements. Mais en assurance, toute action n’a de valeur que si elle peut être mesurée, modélisée et valorisée techniquement.
Des freins persistants à l’intégration actuarielle
D’un point de vue actuariel, trois verrous freinent encore une exploitation systématique de la prévention personnalisée dans les modèles de tarification et de pilotage :
- Le manque de profondeur historique
Les données disponibles sur l’impact réel des programmes de prévention sont encore rares et souvent hétérogènes. La faible taille des échantillons, la durée limitée des expérimentations ou leur concentration sur des populations déjà sensibilisées limitent la significativité statistique. - Le biais de sélection (sélection adverse inversée)
Les assurés qui participent activement à des dispositifs de prévention sont généralement en meilleure santé. Ce biais rend difficile toute extrapolation ou modélisation prédictive à l’échelle du portefeuille. Des approches type propensity score matching peuvent être mobilisées pour corriger ce biais, mais nécessitent des jeux de données riches et bien structurés. - Les contraintes réglementaires et déontologiques
La loi interdit, sauf exceptions très encadrées, l’usage de données de santé individuelles pour ajuster les cotisations en fonction du comportement ou du profil médical de l’assuré (principe de mutualisation et de non-discrimination). Il est donc complexe de traduire l’engagement dans une politique de prévention en avantage tarifaire direct.
Prévention personnalisée : les pistes d’innovation actuarielle
Malgré ces limites, plusieurs pistes s’ouvrent pour intégrer la prévention dans une logique actuarielle et financière :
1. Structuration et gouvernance de la donnée
Les actuaires doivent concevoir des bases de données multi-sources permettant de croiser :
- Données comportementales (activité physique, usage d’applications santé…),
- Données médicales et de consommation de soins,
- Données issues des prestations (arrêts de travail, invalidité),
- Indicateurs d’engagement (fréquence de connexion, participation active, feedback…).
Des modèles de type data lake santé ou entrepôts de données partagés entre assureur, mutuelle et prestataires permettent d’alimenter des études longitudinales.
2. Modélisation prospective et valorisation économique
L’objectif n’est plus uniquement rétrospectif, mais aussi prospectif. On peut ainsi mobiliser des modèles d’impact santé utilisant des techniques de scoring ou des modèles de Markov, intégrés dans des outils de type :
- Modèles d’évitement des coûts (grâce à la prévention) qui cherchent à quantifier les économies futures générées par la prévention,
- Return on prevention (ROP) est un ratio qui rapporte les coûts investis dans la prévention à la réduction de la sinistralité,
- Analyse en base zéro pour comparer des cohortes jumelées (avec et sans intervention),
- Modèles bayésiens pour intégrer l’incertitude liée à la faible antériorité.
3. Intégration dans les produits assurantiels
Même sans modulation tarifaire, la prévention peut être valorisée de manière indirecte :
- Garanties bonifiées selon l’engagement,
- Plateformes de services intégrés dans l’offre santé (ex. : parcours grossesse, prévention des troubles musculo-squelettiques…),
- Mécanismes d’activation différée (ex. : accès à des services supplémentaires après 6 mois d’engagement).
Prévention personnalisée : l’expérience de Discovery Vitality
Le cas emblématique de Discovery Vitality (Afrique du Sud) montre qu’un modèle économique aligné sur la prévention est viable sur le long terme. En intégrant un système de récompense basé sur l’activité réelle des assurés (sport, alimentation, bilans de santé), Discovery observe :
- Une réduction de sinistralité de 10 à 30 % selon les tranches d’âge,
- Une fidélisation accrue (+15 à 20 % sur le taux de rétention),
- Une augmentation de l’espérance de vie moyenne de 10 ans pour les assurés actifs (source : étude RAND Europe, 2018).
Ce type de modèle repose sur des techniques de scoring comportemental et sur une intégration fine de la prévention dans la chaîne de valeur actuarielle. S’il reste difficilement transposable tel quel en France, il offre une source d’inspiration précieuse pour tester des logiques similaires dans des cadres mutualistes ou collectifs.
Conclusion : une convergence entre ingénierie actuarielle et innovation santé
La prévention personnalisée ne relève plus de l’utopie : elle constitue un levier stratégique pour les assureurs santé et prévoyance à condition d’en faire un objet d’ingénierie actuarielle à part entière. Cela suppose :
- d’investir dans la donnée de santé structurée et anonymisée,
- de construire des modèles d’évaluation robustes et partagés,
- d’innover dans l’offre de services intégrée à l’assurance.
Les acteurs qui sauront démontrer la valeur médico-économique de la prévention — au-delà du discours — bénéficieront d’un net avantage concurrentiel dans les années à venir.